Apeirogon

Non, ne cherchez pas, ce n’est ni une contrepèterie ni un mot valise, mais un mot valable, oui. Ce n’est pas non plus un appel à l’apéro pour fêter cette toujours jeune année. L’apeirogon, comme chacun ne le sait pas, est une figure géométrique possédant un nombre infini de côtés. Et c’est aussi le titre d’un roman-do­cument que je viens de lire, et que vous ne tarderez pas à lire si vous suivez mes conseils. Tiens, voilà qu’il s’improvise critique littéraire mainte­nant. Les personnages du roman, qui n’en est pas un, sont des personnes réelles, vivant encore en Palestine-Israël. L’un, Is­raé­lien, a perdu sa fille dans un attentat. L’autre, Palestinien, a perdu sa fille d’une balle perdue par un garde-barrière. C’est curieux les expressions : on dit une balle perdue alors qu’elle n’est pas perdue pour tout le monde. C’est la cible qui est perdue : ILS SONT AMIS. Ils font en­semble, pas seulement dans le roman, qui n’est pas un roman, mais dans la vie, qui n’en est pas une, qui n’en est plus une, mais qui est un roman, des conférences pour parler de leur histoire, de leur Histoire et de la Paix.
Leurs deux vies se croisent, se ressemblent, les deux personnages se ressemblent, « le malheur au malheur ressemble, il est profond, profond, profond », disait Aragon. Et l’amitié les rassemble, qui leur permet de vivre malgré tout, avec le souvenir de l’absente, des absentes, avec la fol­le ambition de faire se taire les bom­bes, de faire se rapprocher les deux pays, de faire fleurir l’olivier et de voir s’envoler la colombe, comme celle que Philippe Petit, funambule de l’extrême, lâcha du haut de son fil tendu au-dessus de la vallée de Hinnom, en 1987. N’ayant pas trou­­vé de colombe, absence symboli­que, il se contenta d’un pigeon, qui se posa sur la perche, refusant de s’envoler, au risque de faire chuter l’ambitieux Icare.
Dans un autre domaine, en France, Georges et Azdyne ont écrit un livre en­semble : Il nous reste les mots, pour tenter d’« abattre les murs de haine ». Le 13 no­vembre 2015, une année que l’on ne connaît que trop, une année noire, une année tragiquement historique, année terrible, aurait dit Hugo, après le massacre de Charlie, dont nous ne ces­serons pas de parler, comme un symbole de la folie des armes, une autre intrusion de l’éternelle haineuse bêtise dans la vie de tous les jours, de tous les gens, autre bâton dans les rouages de l’Intelligence, le 13 no­vembre 2015, Lola, la fille de Georges, a été tuée au Bataclan, où elle passait une superbe soirée. Mémorable. Mémorable, oui, mais pas pour elle. Pas dans le sens où l’on aurait pu s’y attendre. Elle avait 28 ans. Le même âge que Samy, le fils d’Azdyne. Sauf que lui était de l’autre côté. De l’autre côté de la kalach ! Son père n’a pas compris. Son père n’a rien vu venir. Son père condamne absolument ce geste de folie, cette dérive délirante. Imbécile ! Indi­cible ! Cible ! L’indicible de A à Z est le pre­mier ouvrage que Georges consacre à cette horreur. Les deux pères auraient pu se haïr, c’eût été plus facile. Ils ont préféré se rencontrer ; affronter en­semble cette incompréhension mutuelle. Cette douleur commune.
Deux pères perdus, victimes collaté­rales. Comme les deux pères d’Apeiro­gon. Quatre pères. Deux paires.
Ils sont entrés « dans un long tunnel plein de sang et d’ombre », comme disait Gide, André, le 31 juillet 1914. UN AUTRE TUNNEL ! À moins que ce ne soit le même, sous un autre angle, d’un autre côté du même apeirogon. Le même sang ; une ombre différente, mais qui cache, qui tache, qui gâche la même Lumière.
Gide est décédé le 19 février 1951. Qui parlera de ce 70e anniversaire ? Peu de monde. Alors j’en parle. 19 février, la date où naissait ma mère, la date où naissait mon ami, lui aussi écrivain, Roger Martin, non pas du Gard, mais du Vauclu­se. À cette même date disparaissait notre Thérèse Collet, quelques années plus tard.
Février a vu naître Hugo, le 26 ; Cavan­na, le 22, autre grande plume pacifiste. Et Prévert, le 4 de l’année 1900. Un chiffre rond. Carrément.
Et nous voilà de nouveau en février, comme quoi l’Histoire n’a pas dit son dernier mot. L’Espoir non plus. Gide disait également : « Le monde ne sera sauvé, s’il peut l’être, que par des insoumis. »
Mais ne mélanchons pas tout. Qu’est-ce qu’un insoumis ? Les insoumis ont-ils un chef ? Ce chef est-il lui-même insoumis ? Insoumis à quoi ? À qui ? Par définition l’insoumis refuse… d’être soumis, d’être mis sous, sous quoi que ce soit, a fortiori sous un système armé. Autoritaire.
Or, certains s’approprient le terme d’insoumis, comme d’autres le titre de républicain, excluant d’office les adversaires, classés forcément comme non républicains. Un insoumis ne rampe pas au rythme d’une Marseillaise belliqueuse, un insoumis ne réclame pas pour lui, mais encore moins pour la jeunesse hypnotisée par les grands mots, les grandes idées (ou qu’ils croient, qu’on leur fait croire telles), un service militaire. Un insoumis ne doit aucun service. Il s’engage, il s’investit plu­tôt, où il le veut, quand, lui, le veut, le juge utile, et pas derrière un quelconque drapeau. Le parti dit « des insoumis » s’engage-t-il contre le SNU ? Contre la fabri­que française des enfants-soldats ? Ne joue pas au soldat, mon tout petit bonhomme… Voilà l’hymne qu’il nous faudrait adopter, ressasser sans cesse et ensei­gner dans les écoles.
Vivent les insoumis, les vrais !

Yves Le Car


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