Troisième pays exportateur d’armes, la France n’hésite pas à fournir en matériel de guerre des dictateurs et des criminels. L’Égypte, du maréchal Al-Sissi, et l’Arabie saoudite, du roi Salman ben Abdelaziz, sont ses meilleurs clients. Anne Poiret, réalisatrice, journaliste, prix Albert-Londres 2007, spécialiste des questions de l’après-guerre au Moyen-Orient, en Afrique et en Asie, écrit :
« Depuis quinze ans, je m’intéresse aux après-guerres, à ce qu’il advient des hommes et des lieux lorsque cessent les combats : les reconstructions, physique et psychique, le retour des déplacés, la justice traditionnelle… Je voyage dans des pays lointains et ravagés qui tentent de retrouver la paix. Des pays qui mettront le plus souvent des décennies à se stabiliser. Des pays infestés d’armes. »
Son dernier documentaire, Mossoul, après la guerre, diffusé sur Arte le 25 juin 2019, montre la tragédie des habitants abandonnés par la communauté internationale, qui se relaient, chaque jour, dans le champ de ruines provoqué par les bombardements pour déblayer les rues, ensevelir les cadavres et tenter de rebâtir leurs habitations.
Son livre* est le résultat d’une enquête de dix-huit mois, difficile, passionnante et éclairante sur les principaux fabricants et vendeurs d’armes français. Elle révèle quelques secrets bien gardés du monde militaro-industriel.
« Aujourd’hui avec le président Macron, le système veut fonctionner à l’abri des regards, on veut faire ce que l’on veut, on ne veut rendre compte de rien et vendre des salades à l’opinion publique sans lui donner les moyens d’apprécier les choses. » Elle interroge les autorités : « Est-il sain dans une démocratie que les exportations d’armement échappent ainsi au contrôle des citoyens ?… Est-il possible de faire évoluer notre doctrine en matière de vente d’armes ? D’adopter une politique respectueuse de nos engagements internationaux ? »
Pour avoir des réponses à ses questions, elle a rencontré des patrons d’usine, des politiques, des intermédiaires, des communicants, des syndicalistes… Grâce à son insistance et à sa persévérance, ils ont fini par lui accorder un entretien. Elle précise : « Enquêter sur les ventes d’armes fait, parfois, sourire mes confrères journalistes, tant est admise l’idée… que personne n’en parlera. »
C’est, en effet, un tour de force, dans le microcosme militaro-industriel du Bordelais d’entrer dans l’usine historique de Marcel Dassault où sont fabriqués des avions de combat. Je peux en témoigner, car, si j’ai pu filmer dans cette usine en 1985 pour l’émission « Expression directe » de France 3, c’est grâce à l’intervention du syndicat CFDT qui venait de prendre la direction du comité d’entreprise et qui, en accord avec la direction, voulait montrer la compétence des travailleurs et la qualité de leur production. Marcel Dassault disait : « Pour qu’un avion vole bien, il faut qu’il soit beau. » Effectivement, toute l’équipe de tournage avait été frappée par la « beauté » de ces engins de mort destinés à transporter aussi des missiles nucléaires.
Anne Poiret a même obtenu un entretien avec Éric Trappier, actuel directeur des usines Dassault. Il lui a déclaré : « N’essayez pas de nous faire dire qu’on est complexés par le fait d’exporter du matériel. On ne l’est pas. Au contraire, c’est une fierté ! »
C’est aussi la fierté de Jean-Yves Le Drian, pilier du Parti socialiste, meilleur VRP en matériel de guerre. Il a réussi à vendre sous la présidence de François Hollande, considéré comme le plus grand pourvoyeur d’armes de la Ve République, quatre-vingt-six avions Rafale, trente-quatre sous-marins, des missiles, des hélicoptères, des frégates, des blindés…
Selon Anne Poiret, « plusieurs fois, lors de mes reportages, en Libye, au Yémen, en Irak, des hommes et des femmes m’ont prise à partie : “Ces armes qui nous déciment, pourquoi la France nous les a-t-elle vendues ? Pourquoi avoir armé Kadhafi, Saddam Hussein et aujourd’hui l’Arabie saoudite ? Pourquoi soutenir ainsi ces dictatures, ces régimes si violents ? Vous la patrie des droits de l’homme !” »
Mieux que les salons, les terrains de guerre constituent les moyens les plus efficaces pour vanter les produits de l’armement. « Une opération comme Barkhane, c’est Eurosatory ; ça permet de qualifier de nouveaux matériels », déclare un communicant. On comprend mieux comment des fabricants comme Thales, Safran, MBDA, Nexter profitent des conflits dans le monde. La guerre du Yémen est une bonne opportunité pour ces entreprises. En avril 2019, le média d’investigation Disclose divulgue un document qui prouve que la France a connaissance des crimes de guerre au Yémen, quand elle donne l’autorisation d’exporter des armes en Arabie saoudite. Disclose publie un document préparatoire de quinze pages, rédigé par la Direction du renseignement militaire, classé « Confidentiel défense spécial France » et intitulé Yémen : situation sécuritaire. Ce rapport dresse la liste des armes françaises vendues à la coalition arabe et déployées dans les zones de conflits : hélicoptères Cougar, Panthère et Dauphin, avions Damoclès, chars Leclerc, corvettes Baynunah, chars AMX 30, radars Cobra, canons Caesar… Des journalistes de Disclose sont poursuivis pour avoir brisé l’omerta du monde militaire.
Anne Poiret cite Aymeric Elluin d’Amnesty international, Hélène Lageay d’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture, Anne Paq qui a photographié, en 2014, lors de l’opération « Bordure protectrice » en Palestine, un missile sur lequel on peut lire : « Eurofarad France ».
Les personnes qui s’engagent dans la dénonciation du commerce des armes n’impressionnent pas l’un des plus grand VRP en armement, aujourd’hui retiré en Corse, qu’Anne Poiret a rencontré. Il déclare : « Le pacifisme, c’est de l’angélisme. Si tu veux la paix, prépare la guerre. » Un communicant ajoute : « Les mouvements pacifistes en France, ce sont des groupuscules. Ça représente cinquante personnes. Quand je dis cinquante, c’est vraiment cinquante, hein, pas soixante ! »
Alors, même si l’Union pacifiste, avec ses faibles moyens, ne risque pas de déstabiliser beaucoup le florissant commerce des armes françaises, elle se doit d’informer le plus grand nombre de citoyens en conseillant la lecture du livre d’Anne Poiret et en rappelant qu’elle condamne non seulement la vente des armes, mais aussi leur fabrication.
Bernard Baissat