Primo : les vies. La vie. La vie est sacrée. Le vivant. Tout être vivant. Cette vérité devrait être une évidence, une lapalissade ; mais il faut croire que la palissade est épaisse, haute, infranchissable. Si les murs ont des oreilles trop souvent, les oreilles, parfois, trop parfois, ont des murs, des armures et n’entendent pas toujours les chants humains, les chants de l’évidence, que dansent les vies denses, les chants et danses de la vie. La vie n’est-elle donc pas sacrée pour tout le monde ? LE VIVANT ? Tout être vivant ! Il y a quelque chose (quelqu’un ?) au-dessus de la vie : Dieu, Machin, La Patrie, Le Parti, La Finance… Si, c’est vrai, au nom du fric, on est prêt à tout. Au nom du drapeau parfois. Encore aujourd’hui, oui. Au siècle de l’intelligence artificielle qui ne développe pas l’intelligence naturelle. L’indigence de l’intellect. Le fric domine le monde : même infranchissable, la palissade ne nous empêche pas d’enfoncer les portes ouvertes, de fréquenter les lieux communs.
Où veux-je en venir ? Simplement à ceci : qu’est-ce qu’un homme ? L’individu homme, mâle ou femelle, avec son cœur qui bat, son corps qui vit et vibre, sa tête qui pense et penche ; sa panse qui tète, étanche ; étrange tronche qui songe et tranche, nourri de toutes ses contingences, ses contraintes, ses astreintes, ses astringences, ses empreintes, ses épreintes, ses emprunts, ses embruns, ses embrouilles, ses trouilles, ses rouilles, ses rouages, ses adages, ses idéaux, ses idées basses, ses craintes, ses terreurs, ses horreurs, ses erreurs, ses leurres, ses conditionnements, ses héritages, ses sources, ses bourses, ses intérêts…
Deuzio : Les hommes. L’homme et la femme. Peut-on le nommer au singulier ? L’Homme ? Quel homme ? Quel est-il ? Y a-t-il une hiérarchie ? Laquelle ? Y a-t-il une définition qui puisse les englober tous ? (« Tous n’avez qu’un seul droit, c’est de vous aimer tous. ») Tu parles, Victor. Tu rêves. Et l’on rêve avec toi, et l’on n’a pas fini de rêver, et l’on est des milliers, des millions à rêver. Alors quoi ? Trop simple.
Un homme est-il le même au milieu des hommes ? Que devient l’individu lorsqu’il est pluralisé, lorsqu’il est en groupe, en ligue, en procession ? En route, en clique, en profession, en shoot, en trique, en possession, en foot, en flic, en soumission…
Difficile de définir l’Homme. Les Hommes. Face à la définition, et à défaut de finition, s’avance souvent le défi-mission : Si t’es un homme ! Montre-toi, si t’es un homme, sors dehors, si t’es un homme, bats-toi, si t’es un homme. Si t’en as. En avoir ou pas. En nageoire ou pas. Tu seras un homme, mon fils, quand t’auras fait ton service, refrain quelque peu oublié, que l’on pensait entré en désuétude et qui revient au calot, d’entrée dans les études. Condition sine qua non. Être un homme, c’est ça : savoir se battre ! Montrer sa virilité ! Servir ! Obéir !
Est-ce un homme celui qui, par obéissance, à quelque ordre que ce soit et sans état d’âme, peut tuer l’être humain, individu ou groupe, ennemi désigné, ou cible au hasard, en aveugle ?
Si ! C’est un homme ! Indéniablement. De la même espèce que nous, de la même espèce que celui qui, n’obéissant à rien sinon à sa conscience, décide de ne pas tuer, de ne pas attenter à la vie humaine. À la vie animale. À la vie végétale. Bref, ce sont les mêmes. En apparence. En dedans, c’est différent, en dedans seulement. L’ordure qui assassine, au nom d’un prétendu idéal, d’un groupe dit étranger, d’une autre langue, d’une autre religion, d’une autre ethnie, n’est pas un homme ? Si, c’est un homme aussi. La crapule qui, pour remplir les caisses de l’État, fomente une tuerie dans un pays lointain, fait livrer sa camelote létale et légale, n’est-il pas un homme ? Si ! C’est un homme !
Et celui qui, laissant périr en mer des milliers d’enfants, se réjouit de gagner des millions sur le dernier Rafale, sur les prochaines rafales ?
Si ! C’est un homme !
Y aurait-il des sous-hommes, sinon ?
Ô Mémoire collective.
Soyons plutôt surhommes. Surhommons-nous, surpassons-nous. Surpassons, dépassons nos mauvais instincts, nos haines, nos chaînes malsaines, obscènes.
Soyons humains tout simplement.
MAIS !
Tertio : le Pouvoir. Quel qu’il soit.
Et le Pouvoir. Avec un grand pet. Ou un simple petit p, le petit p de parcelle. Une parcelle de pouvoir fait de l’homme un autre homme. S’approprier le pouvoir de la rue, par exemple, peut suffire à se sentir fort, suffisamment pour hurler sa haine, sa haine du juif, pourquoi pas, l’autre, l’indésirable, le lyncher si possible, non en tant qu’ennemi de classe qu’adversaire d’idée, qu’opposant politique, ce qui ne mériterait qu’un échange verbal, un échange humain, avec les armes de l’humain, les mots, pas une invective, un échange, mais pour cela il faut les mots. T’as pas les mots, tu prends ce que tu as, ce qui tua : le flingue ou l’insulte. Tu te crois un homme ainsi ? Oui, malgré tout, tu es un homme. « Et tu n’es pas un, hélas, tu n’es pas cinq, tu es des millions. » Ton attitude, ton comportement du moment ne sont pas humains, mais tu es un homme. Tout comme est un homme le dictateur du pays que tu crois dénoncer dans cet individu que tu as injurié. Une ordure sans doute, mais un homme. Et si je suis dans la rue, moi aussi, dans ce même groupe d’hommes et de femmes, dénonçant les mêmes injustices, réclamant les mêmes droits, exerçant le même pouvoir de la rue, de la masse, qu’est-ce que je ressens ? Dois-je applaudir ? Hurler avec cet homme qui est un loup pour l’homme ? Un loup-garou ? Reprendre en chœur, comme un seul homme, ces cris de haine ?
Non, sûrement pas. Mais je ne quitte pas la rue, salie par l’individu. Je ne quitte pas le train en marche. Je manifeste ma désapprobation. Je fais en sorte de crier plus fort mes appels à l’amour, à la fraternité, à l’humanité. Frères Humains, j’entends les mots d’Albert Cohen, que tu devrais lire, toi, l’invectiveur en gilet jaune : « Oui ça souffre, les sales juifs, tout comme des créatures humaines. Antisémites, âmes tendres, je cherche l’amour du prochain, dites, sauriez-vous où est l’amour du prochain ? »
Yves Le Car provisoire