« Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire “ceci est à moi” et trouva des gens assez simples pour le croire fut le vrai fondateur de la société civile »… écrivait Rousseau, né en juin 1712. Oserai-je, puisqu’il n’est plus ni de ce monde ni de cette société dite civile, transformer quelque peu cet incipit de L’Origine de l’inégalité, en disant que ce premier propriétaire autoproclamé fut surtout le fondateur de la société militaire, militarisée, donc guerrière, meurtrière, criminelle, cette société née il y a des milliers d’années et qui perdure, dure, dure – plus que jamais ? – pérenne et péremptoire ; et ce ne sont pas les guignols, ou leurs sosies, clones de clowns interchangeables qui nous gouvernent, qui prouveront le contraire. Car la propriété non seulement est le vol, selon Proudhon (1809-1865) – qui n’aimait pas Rousseau –, mais elle est surtout le premier pas vers une déclaration de guerre, puisque ce terrain, quel qu’il soit – petit champ, petite ville, petit ou grand pays – devenant propriété demande à être protégé, gardé, bardé, bordé, borné, barbelé, frontiérisé et comment, sinon par les armes, les gens d’armes et les j’endor-mes-gens pour qu’ils me soient soumis. Rien n’a changé aujourd’hui. Nous pourrions dire de même, le premier qui, grâce à son baratin, s’avisa de dire « je suis votre chef, votre roi, votre empereur, votre Führer, votre président, votre maître, etc. » trouva des gens assez simples, assez souples, assez dupes, à ses jupes, pour le croire et le lui laisser croire fut le complice de tous les tyrans, de tous les va-t-en- guerre, de tous les terroristes… de tous les extrémismes.
On est chez nous, hurlent certains, et d’autres sans oser le formuler aussi clairement pensent la même chose, se permettant de refuser l’entrée de leur « pays », de leur terrain, de leur « chénous » à quiconque venant d’ailleurs, c’est-à-dire d’un autre coin de cette même planète. Que de lieux communs ! Que d’évidences est-on obligé de ressasser face à ces jusqu’aux-boutistes du patriotisme, du nationalisme, du drapeau ! Mais, il faut croire que ces lieux ne sont pas si communs, si évidents pour tout le monde.
Daniel Pennac (né en 1944) comparait dernièrement cette situation face aux « migrants », aux réfugiés, aux étrangers, aux « êtres en danger », c’est-à-dire aux victimes des guerres et de la misère dues aux inégalités, aux iniquités, imposées par les plus riches, les ceux qui « ont réussi » d’après la dernière crapule couronnée de ce « foutu pays de France », à l’image d’un bébé qui se noierait dans la Seine devant des passants indifférents : ce bébé, cet humain, n’étant a priori pas d’ici. D’où vient-il ? D’où viennent-ils ? Quelles raisons ont-ils de fuir leur terre, ces antipatriotes, ces traîtres à leur patrie ? Il y a, une fois de plus, les bons étrangers et les mauvais, ceux qui méritent d’être accueillis, recueillis, repêchés, et les autres, les indésirables, qui ne méritent que d’être rejetés à la mer, à l’amer, à la merde…
Mais, je m’égare moi aussi. Fais-je partie des bons, de ceux qui méritent d’être français ? Suis-je un pur citoyen ?
L’assertion de Rousseau reste incomplète si l’on ne cite pas la suite du paragraphe, suffisamment explicite, pour l’approuver : « Que de crimes, que de guerres, que de meurtres, de misères et d’horreurs n’eût point épargné au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la Terre n’est à personne ! » Là, on rejoint La Boétie (1530-1563) ; là, on rejoint Thoreau (1817-1862) et tous les désobéissants, tous les réfractaires, les faucheurs, les insoumis, les déserteurs.
Cependant, la foule est nombreuse des suiveurs, de celles et ceux qui hurlent, non pas avec les loups, mais avec les moutons. Il arrive que le mouton soit plus dangereux, par sa passivité, que le loup. La foule des moutons applaudit toujours aux exploits notamment des patrouilleurs – dans patrouille, il y a trouille, il y a rouille, il y a ouille… et il y a pâtre, gardien de troupeau – qui lâchent dans le ciel de France leurs nuages tricolores de kérosène, pendant qu’au sol le quidam est sensibilisé, culpabilisé par les problèmes de pollution, par l’urgence de respecter la planète. Les écolos et rigolos de tous bords remettent rarement en question la principale cause de pollution, de destruction de la planète : l’armée. Et la même foule ovine s’avine, salive, s’aligne, s’enivre de ces fumées qui leur en mettent plein la vue, plein la vie. Pendant que tous les marchands d’armes, tous les tueurs et tuteurs à gages se retrouvent au salon de Villepinte, sous les regards fiers, patriotiques – dans patriotisme il y a autisme – de ce troupeau drapeauphile qui applaudit les défilés, les coups de filets, les marques d’autorité de ces soldats qui nous protègent, nous prothèsent, nous parenthèsent, nous quarantainent.
Néanmoins, les Français aiment bien leur armée, leur joujou et vont en foule acclamer les patrouilles, les défilés, les représentations de tout ordre qui leur donnent leur fierté. Ils jouissent à l’écoute de La Marseillaise, qu’elle soit braillée sur les terrains des milliardaires du ballon rond ou massacrée les jours de cérémonies. « Arrête un peu tes cuivres et tes tambours, et ramène-moi l’accordéon ! » Merci Léo !
Juin, c’est l’été qui pointe son nez, pour montrer qu’on peut être et avoir été. Ça dépend quel été. Il est des étés pourris, il en est d’autres fleuris. Juin, c’est le mois de Saint-Exupéry (1900-1944). C’est aussi le mois d’un grand écrivain allemand, puis américain, et avant tout pacifiste, Erich Maria Remarque (1898-1970) : « Un pays ? Je ne comprends pas. Une montagne allemande ne peut pourtant pas offenser une montagne française, ni une rivière, ni une forêt, ni un champ de blé. »
Alors, que juin ne soit plus entaché par les sales salauds des salons sanguinaires, mais pas sans gains ; que juin soit un nouvel été, effaçant ce qui a été, tous ces joujoux guerriers, pas seulement pour enfants ; c’est pourquoi je lance cet appel pour mettre fin, enfin, au désuet jouet !
Yves Le Car Provisoire