
Nous avons présenté cette BD de Tardi, dans UP de décembre 2016-janvier 2017, en nous limitant à sa couverture. Si magnifique soit-elle, elle ne suffit pas pour donner au lecteur une idée de ce qui l’attend. On sent que Tardi nous donne ici toute son expérience de la Grande Guerre, qu’il nous livre non seulement ses connaissances, mais aussi le fruit de ses réflexions et analyses, qu’il va jusqu’au fond de ses ressources pour nous faire comprendre l’absurdité de cette guerre, l’exemple qu’elle représente pour nous, et pour la propagande pacifiste.
Il nous révèle à quel point il élève sa compassion, en l’accordant aux animaux, que tant parmi nous considèrent comme des êtres inférieurs. Il commence par dédier ce bouquin « Aux animaux morts pour la France ».
Les défenseurs de la cause animale ont l’habitude de ce qu’on leur reproche leur « sensiblerie » en concluant généralement par : « Se préoccuper des animaux alors qu’il y aurait tant à faire pour les humains ! » Dans la majorité des cas, ils essaient de secourir les animaux ET les hommes. Parce que ce n’est pas OU, mais bien ET qui s’impose.
Théodore Monod qui s’engageait autant pour l’homme que pour l’animal, rappelait qu’il n’y a pas deux souffrances. On sent que Tardi a réfléchi à tout ça quand il écrit : « Et les bêtes ? Mobilisées dans cette guerre qui ne les concernait pas plus que nous, elles crevaient, asphyxiées et brûlée par les gaz, ou éventrées, décapitées, hachées menu par les obus… tout comme nous ! Chevaux, mules, chiens, pigeons voyageurs, veaux, vaches, cochons… les animaux de la ferme, livrés à eux-mêmes, ou les animaux sauvages, piégés sur les champs de bataille, aucun n’échappait à la faim ou à la boucherie. Sur plus d’un million de chevaux enrôlés côté français, environ 500 mourraient chaque jour dans la puanteur de leurs plaies dues aux frottements des harnais. Quant aux chevaux de selle, leur dos était à vif, mais on les montait quand même. Les chiens dressés à la recherche des blessés ou à la détection des gaz, sentinelles ou messagers… 5 000 d’entre eux donneront leur sang pour la France ! Sans défense, maltraitées, ces bêtes ne se plaignaient pas et n’inspiraient aucune compassion, bien que leurs souffrances soient identiques aux nôtres. »
Le dessinateur utilise aussi l’humour. À un moment, deux brancardiers passent sur les restes d’un village et l’un dit : « Tu te rends compte qu’avant, ici, y’avait un patelin avec de braves gens qui saignaient leurs lapins, égorgeaient leurs cochons, donnaient des coups de latte à leur chien et noyaient les chatons ! »
Mais il faut absolument signaler un truc fa-bu-leux. C’est page 65. Du grand Tardi ! Il utilise la méthode super-efficace qu’il a employée dans Stalag, en faisant suivre le père prisonnier par son fils pas encore conçu. Là, son brancardier Augustin hésite longuement à tuer, dans le dos, un soldat allemand en train de pisser. Ce gars ne lui a rien fait. Augustin a le pouvoir de le descendre, mais il sait que ça serait dégueulasse. Alors, il finit par le laisser vivre. Et dans la dernière vignette de la page, Tardi écrit ceci : « Le brancardier Augustin venait d’épargner l’estafette Adolf Hitler, caporal au seizième régiment d’infanterie bavarois ! »
Qui a dit que la BD n’était qu’un art mineur ne sollicitant pas la réflexion ?
Jean-François Amary
Tardi, Dominique Grange, Accordzéa, Casterman 2016, avec un CD de chansons.